26 février 2021

Aujourd’hui, je prends la parole sur un sujet que j’ai mis longtemps à dénouer. En ces temps de repli forcé derrière les écrans pour de nombreuses personnes ayant l’habitude de chercher des horizons verdoyants hors des pixels, le quotidien peut être dur. Il l’est également pour de nombreux anthropologues contraints de repenser leur terrain, leurs relations et leurs méthodologies. Je vous invite ici à ouvrir avec moi les perspectives, à pousser les murs, à réfléchir plus loin… À faire progresser l’anthropologie au regard de ce que l’inédit nous offre de possibles…
NON à l’anthropologie par défaut
Je pense qu’il me faut déconstruire une première idée reçue que j’ai pu voir passer. Faute de terrain, on fait du terrain virtuel. Soit. Je peux comprendre le revirement de choix personnel, nous en faisons tous constamment avant, pendant et après le terrain. Toutefois, je ne peux que m’interroger sur le terrain mené « quand même », faute de mieux, par des moyens virtuels. Ce terrain est vu comme amputé, incomplet, moins pertinent, moins porteur… en bref, c’est un terrain par défaut.

Diriez vous que votre terrain est « par défaut » si vous optez de le mener dans un café où se retrouvent les travailleurs plutôt que dans l’institution où ils prestent leur service ? Votre terrain se voit modifié par la fermeture d’un des lieux de rencontre, change-t-il de qualité ? Votre recherche sera-t-elle l’ombre d’elle-même ? Vous devez maintenant écrire des lettres à vos acteurs de terrain, l’information sera-t-elle moins pertinente ?

C’est…
La réponse est à mes yeux simple et frappante : c’est différent. Cependant, toutes modifications, altérations, fermetures, ouvertures sur le terrain amènent leur lot de différences. Ce qui fait la richesse d’un bon terrain si le chercheur peut y saisir et y voir les opportunités. Le suivre peu importe où il mène et emmène.

Pour ma part, je vois dans le virtuel d’autres possibles tout simplement. Je le réfléchis dans ce qu’il est, dans ce qu’il offre, dans ce qu’il bouge, dans ce qu’il fixe mais certainement pas par défaut, en le comparant à une situation antérieure (comparatisme parfois dangereux) ou bien encore à l’hypothétique du « et si… ». Saisissez l’opportunité de suivre votre terrain selon ses conditions. C’est rebondir, c’est bricoler mais c’est ça aussi le terrain. Peu importe s’il est médié par ordinateur ou par vos cinq sens.
Non à l’anthropologie entre guillemets

Je suis partisane d’une distinction nécessaire méthodologiquement et épistémologiquement entre des terrains menés principalement (rarement exclusivement d’ailleurs) en milieu virtuel ou IRL (« in real life », seule terminologie que je trouve acceptable car elle est utilisée par les arpenteurs des mondes virtuels mais elle fait défaut sur bien des points. Pour en savoir plus, c’est dans les premiers chapitres contextuels et théoriques sur le virtuel de ce livre). Effectivement, la focale et la familiarité imprégneront fondamentalement la posture, la positionnalité et les analyses qui en découleront.
Attention aux exclusions et aux raccourcis
Cependant, ne pas s’interroger sur les conditions spatiales, techniques, juridiques… sur tous les aspects du milieu étudié est une erreur fondamentale si un terrain veut être mené en bonne et due forme. Virtuel ou pas, accordons aux conditions de tous les terrains les mêmes considérations méthodologiques, épistémologiques et ontologiques.
J’ai vu de nombreux anthropologues se lancer sans filet dans le virtuel. Certainement, c’est une possibilité si cette posture ne dure que le temps de sa familiariser. Il n’est pas rare de voir des anthropologues se lancer dans le terrain « nus comme un ver ». C’est un choix, ce n’est pas le seul.

Ensuite, je vois également des collègues faire passer à la trappe les méthodes édifiées par des spécialistes parce qu’ils ont bricolé avec les circonstances… Ne doit-on pas réfléchir nos conditions de terrain dans leurs caractères mouvants et inédits ? Mais surtout avec minutie et finesse ? On peut le faire après coup mais il n’est pas très productif de réinventer la roue plutôt que de profiter et faire profiter de vos expériences des chercheurs explorant les mêmes problématiques. Pour ne citer que quelques orientations : netnographie, digital ethnography, virtual ethnography, sociologie de l’Internet, etc. Enfin, ne pas approfondir, c’est reconnaître que c’est négligeable… Quelle est la qualité et surtout comment l’a-t-on fondée pour poser ce jugement ? Parce que c’est virtuel ? Faute de temps ? Faute de spécialité ?

Bref, pour résumer, lisez, essayez, approfondissez, vivez pleinement votre terrain ! Tellement de richesses théoriques, des expériences relatées dans des monographies et des articles de chercheurs qui ont suivi les mêmes traces s’offrent à vous. Il y a des méthodes, des écueils à éviter, des horizons à ouvrir.
Il y a enfin à dépasser ce foutu débat nature/culture et technologie/humanité.

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